Il n’est pourtant qu’à voir les nombreux conflits qui émaillent les relations humaines pour conclure qu’une telle réalité n’existe pas ! Chacun a sa version des faits, sa vision du monde… la sienne justement, dont souvent il ne démord pas et qui diffère tant de celle des autres !
Il est donc question ici non pas d’une hypothétique réalité objective, mais bien d’une réalité éminemment personnelle, subjective. Il n’est pas question de ce qui est, mais de ce que chaque sujet perçoit.
Je perçois le monde différemment de mon voisin parce que je le perçois à travers les différents filtres de mon expérience de vie, issus pêle-mêle de la qualité d’attention des personnes qui ont pris soin de moi, des événements auxquels j’ai été confronté, des rencontres qui ont émaillé mon existence mais aussi de ma capacité à faire face à l’adversité, à saisir les opportunités… Tant il est vrai que, comme le dit si justement Sartre, l’homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on lui a fait.
La lucidité qui nous occupe serait donc la capacité à voir clairement en soi… non seulement ce que nous pensons, vivons et sentons, mais aussi ces mécanismes internes qui nous permettent de nous débarrasser de ce qui nous gêne… Ces mécanismes, que la psychanalyse appelle « mécanismes de défense », masquent une partie de notre réalité psychique à nos propres yeux.
Pourquoi, me direz-vous ? Parce qu’y faire face serait sans doute trop douloureux. Cela réveillerait des blessures que nous avons pris bien soin de faire disparaître, dans le fol espoir qu’elles cesseraient leur œuvre douloureuse. Espoir vain, puisque c’est justement en osant les rencontrer qu’elles pourront enfin s’élaborer et cesser d’être agissantes. C’est pour cela qu’il est aussi difficile d’être lucide sur soi-même : parce que cela va supposer, à un moment ou un autre, de rencontrer ses blessures. La vie nous y aide pourtant, elle qui met sur nos chemins tant d’autres qui nous révèlent à nous-mêmes.
« Ce que tu ne supportes pas chez l’autre est ce que tu n’as pas encore reconnu chez toi » nous dit l’adage. Autre façon de parler de la projection, mécanisme selon lequel je vais me débarrasser sur l’autre des aspects que je n’aime pas chez moi et donc les lui attribuer…Un tel me rejette, me déteste ? N’aurais-je pas le même type de sentiments à son égard… ?
La projection est sans doute l’un des mécanismes les plus agissants, puisqu’en attribuant à l’autre ce que je n’aime pas en moi, je ne peux plus le reconnaître comme mien. Le déni est également assez radical puisqu’il consiste à faire comme si tout un pan de la réalité n’existait pas. « Je suis très calme » dit cet homme visiblement agité et agressif depuis quelques minutes ; « je n’ai jamais dit ça » répond cet autre à ses interlocuteurs qui l’ont tous entendu le dire…
Mais comment me réapproprier ce que je ne perçois que chez l’autre, reconnaître des sentiments que je ne ressens pas, voir et entendre ce que j’ai effacé ? Nul homme n’est une île en soi-même… et les autres ont tous l’étrange don de me confronter à ce que je n’ai pas encore reconnu en moi…Tous, au premier rang desquels ceux qui me sont le plus proches : conjoint, enfants…
Mais suis-je prêt à entendre ?
Que vais-je faire à l’avenir de la nième remarque de ma femme… celle qui touche toujours au même sujet et qui m’agace tant ? Vais-je enfin accepter de l’entendre ou vais-je de nouveau la balayer d’un « rien de nouveau, tu dis toujours la même chose » ? Comment vais-je accueillir la colère de mon fils : en sentant ce qui est touché en moi ou en replongeant dans mes certitudes « tu ne parles pas comme ça à ta mère ! » ?
Vais-je enfin accepter de prendre en compte ce qui revient répétitivement dans mon entourage, vais-je enfin pouvoir reconnaître que ce qui me met le plus en colère, m’amène à couper court à toute discussion, pourrait finalement parler d’une partie de moi à laquelle il m’est trop douloureux de faire face ?
Si la lucidité sur soi est si difficile, c’est qu’elle suppose de sortir de ses certitudes et d’accepter de se remettre en question, de poser sur soi un regard sans complaisance… et de faire face à la douleur que cela supposera inévitablement…
Maria Kallel
Laisser un commentaire